21 novembre 2021 | par Stélios Moraïtis
1922-2022, le centenaire de la « Catastrophe » en Grèce
« Le mur de l’humanité de Smyrne », collection George Grantham Bain, Library of Congress, septembre 1922.
Dans le cadre du centenaire, les événements qui sont communément désignés en Grèce par le vocable de « Catastrophe » donneront lieu en 2022 à toute une série de commémorations. Cette histoire, qui suscite le bouleversement démographique de la région égéenne, constitue en Grèce un tournant historique à tous points de vue dont les conséquences transparaissent aujourd’hui au travers de multiples enjeux politiques, identitaires, mémoriels et historiographiques. Pour plusieurs raisons, ces commémorations donneront un aperçu éclairant de la manière dont l’État, ses habitants et les historiens envisagent de faire face à ces enjeux. J’aborderai ainsi dans cet article des réflexions liées à l’usage public de l’histoire, et notamment les liens qu’entretient l’écriture de l’histoire avec les questions de mémoire, d’identité, de diplomatie ou de nationalisme.
C’est à la Fédération des associations de réfugiés de Grèce (Ομοσπονδία Προσφυγικών Σωματείων Ελλάδας, OPSE) – un organisme créé en 1986 officiellement reconnu et en charge de la mémoire nationale – qu’a été confiée la tâche d’organiser l’anniversaire de 1922. Lancé en mai 2021, le site Mnimi1922 (ou Mémoire1922) a vocation à « informer ses visiteurs sur l’action des associations membres de l’OPSE en lien avec l’anniversaire, sur l’histoire des associations, des anciennes et des nouvelles patries, mais aussi sur le contexte historique des événements de 1922 qui ont conduit à la fin de l’hellénisme en Asie Mineure et en Thrace orientale et au début de la Nouvelle Grèce au XXe siècle (1). » Contrairement au bicentenaire du début de la guerre d’indépendance grecque en 2021, qui n’a duré qu’une année, il est prévu d’étaler le calendrier des commémorations de 1922 sur une durée de trois ans. Placé sous le signe de la « Mémoire de l’hellénisme des réfugiés », le centenaire cherchera à rendre compte de « l’importante contribution du peuple d’Asie Mineure à la culture, à l’économie et à la modernisation de l’État grec ». Pour cela, l’OPSE s’appuiera sur les initiatives proposées par des associations non reconnues, dont les propositions seront préalablement discutées et approuvées par le ministère de la Culture et des Sports. Néanmoins, on perçoit d’ores et déjà les conflits de mémoires que posera l’intervention de l’État dans ces commémorations car seule une partie des 600 associations mémorielles recensées sur tout le territoire risque d’être représentée [voir le recensement effectué par le blog suivant (2)].
À partir d’une brève contextualisation des événements auxquels renvoie « 1922 », je m’interroge sur la forme que prendront les commémorations du centenaire. Comment cette date clé de l’histoire grecque sera-t-elle commémorée ? Qu’est-ce qu’implique de commémorer ces événements dans le contexte que traverse la Grèce aujourd’hui ? Quelle place auront les spécialistes et l’histoire critique ? Quel usage public sera fait de l’histoire ?
Avant tout, pourquoi célébrer 1922 ? Cette date est en effet associée à la « Catastrophe d’Asie Mineure », qui correspond historiquement à l’occupation d’Izmir (Smyrne en grec), à l’ouest de la Turquie actuelle, et au départ forcé et définitif de plusieurs centaines de milliers de civils orthodoxes. Les migrations qui se produisent en 1922 s’inscrivent dans un vaste mouvement de déplacements de populations qui s’étend de 1914 à 1923 dans l’Empire ottoman et dont le point culminant, dans le cas des Grecs orthodoxes, est lié aux événements d’Izmir, en septembre 1922, au cours desquels la ville connaît un incendie. La chronologie et le point de vue adoptés dans le récit de ces événements posent encore aujourd’hui des problèmes historiographiques majeurs. Je propose donc de présenter ces événements au regard d’une contextualisation qui repose sur une historiographie récente et décentrée, et qui s’intéresse aux itinéraires historiques de la Grèce et de l’Empire ottoman, afin de pouvoir ensuite rendre compte des enjeux liés aux célébrations de 2022.
À partir du XIXe siècle, l’Empire ottoman voit se développer plusieurs nationalismes sur son territoire. Parmi eux, les Jeunes-Turcs accèdent au pouvoir à partir de 1908 et obtiennent une majorité parlementaire en 1913. Les nationalistes turcs profitent ainsi de l’instabilité liée au début de la Première Guerre mondiale pour instaurer une politique d’ingénierie démographique visant à homogénéiser ethniquement la population de l’Empire, provoquant d’importants déplacements de populations (Sigalas et Toumarkine, 2008). Les Jeunes-Turcs bouleversent de fait l’Empire pluriethnique et interconfessionnel et, comme l’écrivent Youssef Courbage et Philippe Fargues (2005, p. 178), « une décennie aura suffi […] pour que l’État laïc né des débris de l’Empire détruise cet édifice au seul profit d’une nation turque et musulmane. Mille ans d’histoire multiconfessionnelle furent balayés en dix ans. »
Parallèlement, l’État grec, qui a pris son indépendance de l’Empire ottoman en 1832, mène depuis le XIXe siècle une politique irrédentiste (c’est-à-dire visant à l’annexion des terres peuplées majoritairement par des populations dites nationales) appelée « Grande Idée ». Celle-ci anime la politique étrangère du jeune État jusqu’en 1922 et s’inscrit dans les débats autour de la définition de l’identité néohellénique et du territoire national (Georgelin, 2006). La Grèce s’étend ainsi progressivement vers le nord de la péninsule balkanique au gré des conflits et autres accords qui lui permettent d’annexer et d’occuper successivement la Thessalie (1881), l’Épire, la Crète et la Macédoine (1913), et la Thrace occidentale (1919) et orientale (1920).
Illustration 1 : Les arguments panhellénistes des défenseurs de la « Grande Idée »
Dans cette carte présentée à la conférence de Londres (février 1921), l’ingénieur-architecte Patrocle Campanakis expose avec précision les différents arguments « historiques » défendus par les nationalistes pour légitimer l’expansion de la Grèce et la « reprise » de Constantinople/Istanbul. L’histoire « sert » à appuyer les revendications territoriales de l’État-nation. L’auteur présente ainsi le passé « hellénique » de chaque région revendiquée par la Grèce et établit, par exemple, une continuité entre Alexandre le Grand, qui « unifie » les territoires de l’Asie Mineure, et Elefthérios Vénizélos (1864-1936), le principal promoteur de la « Grande Idée ». Il cherche en définitive à obtenir le soutien de la France et du Royaume-Uni, et les références à Voltaire et Byron sont là pour rappeler à Clemenceau et Lloyd George, les deux chefs de gouvernement concernés, que leurs ancêtres philhellènes ont jadis soutenu la Grèce.
Source : Patrocle Campanakis, 11 novembre 1919, Archives françaises du Ministère des Affaires étrangères (La Courneuve), volume 246.
A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman vaincu est occupé par les armées alliées. En 1919, le Conseil Suprême de l’Entente autorise également l’armée grecque à occuper la région d’Izmir en lui délégant une mission de pacification. Mais l’occupation de l’Empire suscite l’indignation et la colère de nombreux cadres de l’armée ottomane qui entrent alors en dissidence avec le pouvoir central. En 1919, Mustafa Kemal (1881-1938), qui débarque au nord-est de l’Anatolie pour prendre le commandement d’une armée, rallie rapidement les autorités locales et militaires et prend la tête du mouvement de « libération nationale » : c’est le début de la guerre d’indépendance turque.
Pour mettre fin à la dissidence, le Conseil Suprême mandate l’armée grecque pour pacifier le reste de l’Asie Mineure en 1920. Pendant près de deux ans, la guerre gréco-turque voit ainsi s’affronter en Anatolie l’armée grecque et l’armée nationale turque. L’intensité des combats a pour effet de jeter sur les routes des centaines de milliers de réfugiés aux quatre coins du territoire, sans oublier que, tout au long de la campagne, les deux camps se livrent à des crimes de guerre tels que des massacres collectifs, la pratique de la terre-brûlée, des exécutions sommaires, des déportations, des tortures ou des viols. En septembre 1922, les troupes turques repoussent finalement l’armée grecque jusqu’à Izmir à l’ouest et Bursa au nord-ouest de l’Anatolie.
En octobre, les représentants diplomatiques des camps en présence se réunissent à Mudanya pour conclure un armistice. La délégation britannique concède alors aux Turcs nationalistes l’évacuation de la Thrace orientale par les autorités grecques. Cette mesure suscite également l’évacuation de la Thrace orientale vers la Thrace occidentale par les civils qui craignent des représailles des nationalistes turcs (Dalègre, 2016).
Les négociations de paix qui s’ouvrent à Lausanne en novembre 1922 aboutissent à la signature d’un accord relatif aux « minorités » le 30 janvier 1923. L’article 1 précise : « Il sera procédé dès le 1er mai 1923 à l’échange obligatoire des ressortissants turcs de religion grecque orthodoxe établis sur les territoires turcs et des ressortissants grecs de religion musulmane établis sur les territoires grecs. » Ainsi, le critère national sur lequel repose cet échange de populations s’inspire des catégories ethno-confessionnelles qui ont cours au sein de l’Empire ottoman mais, pour des raisons historiques, l’accord exclut les communautés musulmanes de Thrace occidentale et la communauté orthodoxe d’Istanbul qui acquièrent le statut de « minorité nationale ». L’échange de populations est le plus grand transfert de l’histoire à cette date et le premier à revêtir un caractère obligatoire. Pour la Grèce, néanmoins, il ne fait que régulariser la situation des réfugiés déjà arrivés pendant la guerre. En revanche, la convention contraint au départ entre 350 000 et 400 000 musulmans de Grèce vers la Turquie, et les 200 000 à 350 000 derniers orthodoxes, majoritairement issus du Pont-Euxin et de la Cappadoce, vers la Grèce. Selon le géographe Michel Bruneau (2012, p. 65), environ 1,325 million de Grecs ont quitté l’Anatolie et la Thrace orientale après 1922. La séparation nationale entre la Grèce et la Turquie est ainsi consommée par l’échange de populations et l’établissement de nouvelles frontières, le tout étant scellé par le bouleversement démographique de la région.
Ainsi, 1922 ne serait pas compréhensible sans l’étude de son contexte ni des conséquences qui découlent du temps long. Or, c’est précisément là que se situe le problème et que l’écriture de l’histoire, en cherchant à dépasser les clivages et à rendre compte de la complexité des événements, joue un rôle social et culturel capital.
« 1922 est un lieu de mémoire pour les Grecs. » Tels sont les mots choisis par l’historien grec Antonis Liakos (2011, p. 11) pour introduire un ouvrage historiographique majeur de la dernière décennie. Les seuls mots de katastrofi (catastrophe) ou prosfyges (réfugiés) suffisent aujourd’hui en Grèce à faire resurgir dans les esprits les images liées à l’occupation d’Izmir au mois de septembre 1922.
Dès le lendemain des événements, il s’est pourtant agi de tirer un trait sur cet épisode tragique et de légitimer l’échange de populations et les politiques d’homogénéisation ethnique à l’œuvre dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Voici un exemple de la manière dont Nikolaos Politis (1940, p. 87-92), l’ambassadeur de Grèce en France, présente en mars 1940 les avantages de l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie, dans un contexte où l’Allemagne nazie menace dangereusement ses voisins :
« […] les deux pays ont vu disparaître leurs minorités respectives et, de ce fait, leurs frontières sont devenues plus stables. Désormais aucune revendication territoriale susceptible d’être basée sur des considérations ethnologiques n’existait plus. Ainsi, par cette convention, la paix était établie plus solidement qu’auparavant. […] Quant aux deux gouvernements ainsi débarrassés de leurs minorités respectives, ils sont devenus plus forts et plus libres. […] Je suis persuadé que l’Europe trouverait un très grand avantage à cette généralisation. »
De plus, l’histoire qui a directement fait suite à l’échange – entre autres, l’entretien des bonnes relations diplomatiques avec la Turquie, l’occupation de la Grèce, la déportation des Juifs grecs et la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, et la guerre civile – a largement participé à son oubli.
Ce n’est qu’à partir des années 1960 et sous l’impulsion des associations mémorielles que l’histoire resurgit lentement. Ces communautés occupent aujourd’hui une place importante dans la société grecque. Dans un premier temps, les militants demandent une reconnaissance des souffrances endurées pendant leur exil forcé et réclament une place dans leur pays d’adoption. Il s’agit non seulement d’affirmer leur identité mais aussi de trouver une place dans le roman officiel qui, jusque-là, ne leur en donnait pas, et de montrer comment les communautés réfugiées ont aussi participé à l’édification de la « nation » hellénique, légitimant ainsi leur impact social, culturel et économique en Grèce. En somme, elles demandent la reconnaissance et la promotion de leur histoire en tant que chapitre officiel de l’histoire de la Grèce moderne, afin de témoigner d’une certaine expérience de la violence vécue comme un « trauma culturel » (Couderc, 2016). Leur action s’est traduite, entre autres, par la publication de témoignages, d’études, de journaux et autres magazines, et par la construction de monuments commémoratifs. Il est aujourd’hui commun, au détour d’une promenade dans une localité grecque, de rencontrer un monument à la mémoire des « patries perdues » (Bruneau et Papoulidis, 2003), terme qui désigne les territoires où vivaient des populations grecques orthodoxes (Thrace orientale, Pont-Euxin, Ionie, Mysie, Cappadoce, etc.). Néanmoins, les lectures de ce passé commun sont aussi diverses qu’il existe de communautés mémorielles, ce qui suscite des tensions et des conflits entre ces dernières (Depret, 2013).
Illustration 2 : Monument en « mémoire de la Catastrophe micrasiatique » (de Mikra Asia, la « Petite Asie ») à Neos Milotopos (Macédoine)
« Ils sont devenus de grands arbres sur lesquels ont poussé de solides branches et des feuilles d’espoir vertes » (Yeorgos Seferis)
Stélios Moraïtis, août 2021
Le travail des militants de la mémoire atteint également les sphères politiques. En 1994, une loi parlementaire institue le 19 mai comme « jour de mémoire du génocide des Grecs du Pont ». En Turquie, il s’agit d’un jour de fête nationale qui célèbre le débarquement de Mustafa Kemal à Samsun en 1919 – qui marque le début de la guerre d’indépendance –, la Jeunesse et les Sports. Une autre loi votée en 1998 fait du 14 septembre le « jour de la mémoire nationale du génocide des Grecs d’Asie Mineure par l’État turc ». Désormais, c’est autour de la question du « génocide », qui est encore débattue aujourd’hui, que s’inscrit le débat et les historiens sont invités à prendre position dans celui-ci. Avec l’intervention des acteurs politiques, mémoriels, mais aussi religieux sur cette question, et la promulgation de ces lois mémorielles, l’écriture d’une histoire critique semble entravée. Dès lors, comment transmet-on cette histoire aujourd’hui ?
Illustration 3 : Monument à la « Mère Asie Mineure » situé à Mytilène
En regardant ce monument, le spectateur regarde en direction de la Turquie visible depuis la côte
Stélios Moraïtis, octobre 2021
Comme l’écrit Luigi Cajani (2008, p. 65), « les rapports entre histoire et politique sont souvent rendus difficiles par le rôle que les États ont fait jouer dès le XIXe siècle et font toujours jouer à l’histoire, particulièrement dans l’enseignement scolaire, pour former un consensus qui les légitime et les soutienne. »
En ce qu’il sert à légitimer la construction de l’État et de la nation, le roman national exclut. Le besoin de cohérence et de continuité minorise, voire occulte, certains phénomènes historiques, et de ce processus découle des « oubliés de l’histoire ». Ce sont ces derniers que le combat mémoriel peut chercher à rendre visibles. Un rapport de force s’instaure dès lors que les militants de la mémoire revendiquent cette « part d’histoire », que l’État peut reconnaître et éventuellement prendre en compte. Néanmoins, ce rapport de force inégal aboutit souvent à des concessions mutuelles : l’État peut en effet choisir de réviser la version officielle et d’intégrer, au risque de la modifier, cette histoire au roman national. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une appropriation de l’histoire.
Il en est de même pour l’histoire des réfugiés de la « Catastrophe ». Si les revendications des militants mémoriels ont abouti dans un premier temps à la reconnaissance par l’État grec de leur histoire – dans le cadre du « devoir de mémoire » –, celle-ci est en effet entrée dans le giron du roman national. Il s’est alors agi de marquer du sceau de la nation tout ce qui concernait l’histoire des populations micrasiates tout en prenant bien soin d’effacer ce qui relevait de la diversité, comme leurs pratiques culturelles par exemple. Comme l’écrit Antonis Liakos (2001, p. 13), « l’écriture de l’histoire nationale se rapporte à la tâche difficile qui consiste à s’approprier ces différents passés. » Il faut ici rappeler que l’histoire constitue, avec l’anthropologie et l’archéologie, une discipline centrale dans le processus de construction de la culture nationale néohellénique (Herzfeld, 2001).
Cette appropriation du passé s’exprime de plusieurs manières aujourd’hui. L’histoire nationale, profondément ethnocentrée, reste en effet écrite « contre » les Turcs et l’Empire ottoman qui sont assimilés à la « turcocratie », période qui prend définitivement fin en 1923 avec la « libération » des Grecs d’Asie Mineure. L’histoire de la « Catastrophe » a ainsi pu intégrer le roman national car elle alimentait le discours sur la « turcocratie ». Et le débat autour du « génocide » des Grecs d’Asie Mineure s’inscrit dans la même veine. Il s’agit de rendre responsable la Turquie du massacre et du déracinement des populations « grecques » sans, bien entendu, tenir compte des responsabilités partagées évoquées précédemment, comme l’indique Antonis Liakos à ce propos (2011, p. 17) :
« La question que cette histoire de violence et de deuil nous appelle à comprendre ne consiste pas en l’attribution de responsabilités par les Grecs aux Turcs et vice versa. C’est le meilleur moyen, sous couvert de mémoire, de cultiver et de perpétuer des sentiments de haine et de vengeance nationales. La question est de comprendre pourquoi la transformation nationale de la région s’est faite dans un tourbillon de guerres, de massacres et de violences. »
De plus, la question du « génocide » des Grecs d’Asie Mineure permet d’appuyer la thèse de l’homogénéité nationale afin de chercher à fédérer autour d’elle une large part de la population. La question de l’incendie d’Izmir, qui obsède encore les chercheurs, constitue ici un bon exemple. Dès le lendemain de la « Catastrophe », il s’est agi pour les contemporains d’en chercher les responsables. Sans jamais cesser de se renvoyer la balle, les historiens se sont concentrés sur cette question de manière obsessionnelle et les autres sujets ont été marginalisés. À qui attribuer la responsabilité de l’incendie ? Est-ce l’armée grecque qui met le feu à la ville pendant sa retraite ? Les Arméniens, pour se venger des massacres perpétués depuis 1915 ? Les civils orthodoxes qui préfèrent brûler leurs habitations pour ne rien laisser à l’envahisseur ? Les troupes irrégulières turques qui profitent du chaos pour commettre des exactions ? Ou bien s’agit-il de l’armée régulière turque qui cherche à porter le coup de grâce aux chrétiens et à déstabiliser définitivement leur implantation dans la région ? L’historien Hervé Georgelin (2005, p. 201-224) penche pour cette dernière hypothèse et avance trois arguments : l’armée grecque quitte définitivement Izmir le 8 septembre alors que l’incendie se déclenche le 13 septembre au soir ; il aurait été difficile pour des civils chrétiens de se faufiler munis de matériel de destruction dans les rues de la ville sans être vus par les militaires turcs ; enfin, les quartiers turc et juif sont épargnés alors que les quartiers chrétiens sont totalement détruits. Récemment, Volker Prott propose une autre interprétation des faits (voir de 4:47:35 à 5:05:12) à l’occasion des journées d’études « The Global 1922: Local sites, global contexts » (28-29 avril 2022). En raison de la confusion que suscite l’occupation d’Izmir par les troupes turques régulières et irrégulières, Volker Prott cherche à expliquer les causes de l’incendie à partir d’une approche locale de la situation. Selon lui, l’incendie connaît deux temps : dans un premier temps, les nombreux combats qui se poursuivent après l’entrée des troupes turques donnent lieu à de multiples incendies à différents endroits de la ville ; dans un second temps, les feux se rejoignent et les troupes régulières auraient volontairement favorisé leur progression vers le nord de la ville. Néanmoins, les différents arguments avancés par les chercheurs sont invérifiables et il est impossible de trancher de manière définitive. De fait, les historiens ont le choix entre prendre position, au risque d’alimenter les tensions, et passer cet épisode sous silence. En cela, l’épisode d’Izmir cristallise toutes les tensions.
En Grèce, c’est notamment au travers des manuels scolaires, qui forment les sujets nationaux, que s’exprime le roman national. Comme l’écrit l’historienne Isabelle Depret (2013, p. 331), l’histoire scolaire en Grèce cherche à « mettre en scène des nations, qui apparaissent, paradoxalement, comme des entités largement a-temporelles, aux contours clairs. » Pour faire le lien avec précédemment, l’enseignement de l’histoire s’appuie sur la rhétorique anti-turque et les enfants du secondaire apprennent que les Turcs ont incendié Izmir en septembre 1922 et se sont livrés à des massacres arbitraires.
En 2006-2007, la polémique autour du manuel de la sixième année de primaire (11-12 ans) consacré à l’histoire moderne de la Grèce illustre les enjeux liés à l’enseignement de cette histoire. La commission d’enseignants chargée de rédiger le manuel a en effet cherché à présenter une version plus neutre des événements d’Izmir, comme on peut le voir dans la phrase suivante : « Des milliers de Grecs se bousculent sur le port essayant d’embarquer pour fuir vers la Grèce ». Accusé de minimiser ou de dissimuler l’ampleur et la gravité de ce moment historique, ce passage a d’emblée fait l’objet de très vives critiques qui ont donné lieu à l’autodafé du manuel en place public, un épisode qui témoigne des crispations que peut susciter la révision du récit officiel (Koukoutsaki-Monnier, 2008, p. 305). Une conception dramatique de l’histoire l’emporte face à l’objectivation du récit.
Enfin, l’utilisation même du terme « Catastrophe », qui peut se décliner en « Catastrophe d’Asie Mineure », « Catastrophe de Smyrne » ou « Grande Catastrophe », pose problème et n’offre guère d’autre choix que d’attribuer l’entière responsabilité du drame d’Izmir aux nationalistes turcs et de stigmatiser leurs dirigeants d’alors. Ce choix n’est pas anodin et renvoie, à mon sens, à deux réalités : quand, pour les réfugiés et leurs descendants, il s’agit de témoigner de leur expérience du déracinement et de la violence, il s’agit pour le régime en place de faire état d’un drame d’ampleur nationale et d’insister sur l’abandon de ses rêves irrédentistes et des « patries grecques ». Pour ces raisons, l’histoire des événements d’Izmir fait l’objet d’enjeux historiographiques majeurs, encore aujourd’hui. C’est pourquoi nous sommes en droit de nous demander si le centenaire de 1922 sera une manière pour l’État de réaffirmer le récit national ébranlé par le contexte politique que traverse la Grèce depuis une vingtaine d’années. Dans ce contexte qui reste encore marqué par des tensions concernant l’écriture de cette histoire, comment les célébrations de 2022-2024 envisagent d’y faire face ?
Comme on l’a vu à travers l’utilisation politique de la « Catastrophe », le roman national grec alimente un discours autour de l’identité nationale. Cette rhétorique est liée à la construction du nationalisme néohellénique car, à sa création, l’État grec, qui reposait sur un important brassage ethnique, a en effet dû bâtir sa légitimité en se donnant une cohérence nationale. Le discours irrédentiste a ainsi justifié l’extension du territoire national grec, dont l’unité est encore récente (1947), à des territoires où vivaient des populations ethniquement et confessionnellement hétérogènes. Dans ce processus, la politique d’intégration nationale avait pour but de constituer une société culturellement homogène et conforme à la conception qui identifie le peuple à la nation (Papataxiarchis, 2005, p. 205). On sait aujourd’hui que les territoires du nord de la Grèce firent l’objet d’une hellénisation à marche forcée dans le cadre d’une vaste politique d’ingénierie démographique, ce qui a permis de légitimer davantage leur annexion : tel est par exemple le cas de la Macédoine (Kostopoulos, 2011). Ainsi, la construction de l’État grec est liée à un long processus d’assimilation et d’effacement de la diversité culturelle.
L’arrivée des populations d’Asie Mineure et de Thrace, entre 1914 et 1923, s’inscrit dans ce même processus. Néanmoins, l’ampleur du phénomène est telle qu’il force les théoriciens de la nation à redéfinir l’identité nationale (Balta, 2019, p. 10). Comme on l’a vu, l’État s’est ainsi approprié l’histoire des Micrasiates tout en jetant un voile sur leur passé interculturel et en excluant leur expérience historique de l’hellénisme à l’Est, comme l’écrit Antonis Liakos (2011, p. 11) : « L’année 1922 marque l’abandon définitif d’une conception cosmopolite de l’hellénisme […]. » Aussi, dès le lendemain des faits et encore aujourd’hui, l’échange de populations est présenté comme une success story. Le discours officiel ne rend ainsi pas compte de la difficile intégration des réfugiés, et ce, afin de légitimer le discours sur l’homogénéité de la nation. Ce récit national nie également la violence du processus d’homogénéisation ethnique dont firent l’objet les réfugiés, qui suscite assignation identitaire, négation de leur altérité et de leur histoire, et assimilation culturelle. En cela, « le traumatisme du déracinement et l’épreuve de l’exil, ainsi que leur coût matériel et affectif, firent de la transformation des orthodoxes d’Anatolie et du Pont en « Grecs » et de celle des musulmans d’Épire, de Roumélie et de Crète en « Turcs » un processus long et inachevé » (Rappas, 2017, p. 65). C’est pourquoi l’expression de la mémoire constitue un enjeu citoyen car elle seule peut susciter une réelle intégration (Liakos, 2011, p. 23). Aujourd’hui, l’État reconnaît en partie la contribution des réfugiés d’Asie Mineure à la construction de la nation, notamment en ce qui concerne la culture « immatérielle » (3), et c’est autour de ces questions que l’OPSE envisage de mettre l’accent pendant les célébrations de 2022-2024.
Les débats et différentes mobilisations auxquels on assiste en Grèce depuis plusieurs décennies ont pour effet d’interroger la construction nationale. Comme l’écrit l’historienne Anne Couderc (2016), « l’incertitude face à l’avenir, toujours, se traduit par l’incertitude face à la nation ». Ainsi, qu’il s’agisse du débat très médiatisé autour de l’identité nationale qui se produit en 2005, de la hausse considérable des flux migratoires en 2015, la crise économique ou les politiques d’austérité auxquelles est contrainte la Grèce, les mouvements qui en découlent traduisent une certaine défiance vis-à-vis de l’État. Plus largement, ces mobilisations sont également venues interroger la place de la Grèce en Europe car, du fait de sa position géographique, située à la frontière entre l’Europe et le Proche-Orient, la Grèce se trouve dans un entre-deux permanent depuis sa création. En 1922, la défaite en Asie Mineure contraint en effet l’État-nation à abandonner son projet d’expansion nationale vers l’est et à se replier sur son territoire continental (dit helladique), troublant ainsi ses repères culturels. Comme on peut le lire sur Mnimi1922, les migrations vers la Grèce consécutives à cette défaite ont alors entraîné une redéfinition de l’identité nationale : « 1922 n’est pas seulement la fin de l’hellénisme oriental mais aussi un nouveau point de départ pour la Nouvelle Grèce des XXe et XXIe siècles. » Depuis, l’histoire nationale, qui est tournée vers l’Europe, cherche à effacer ses racines « orientales ».
En Grèce, on assiste depuis plusieurs années à une redécouverte de la diversité culturelle. Celle-ci a notamment été impulsée grâce aux progrès des historiographies grecque (Tsitselikis, 2006 ; Balta, 2014) et turque – liés à la diversification des sources et des approches (histoire, anthropologie, géographie, etc.) –, mais aussi au travail des communautés mémorielles, ce qui a permis, en définitive, de mettre en lumière l’histoire des « Autres ». En Grèce, la question du respect du droit de sa minorité musulmane issue du traité de Lausanne est elle aussi venue bousculer l’ordre des choses à partir des années 2000 (Dalègre, 2004). L’État a en effet été placé face à ses obligations liées à la liberté de l’enseignement, à l’application de la charia et au respect du patrimoine culturel, ce qui a suscité un certain intérêt pour cette communauté. La promotion de l’histoire nationale a en effet abouti à une non prise en compte de l’altérité et, de ce fait, à l’oubli de nombre d’« échangés » au nom de l’homogénéité. L’effort historiographique récent a cherché à rendre à ces « oubliés » leur « part d’histoire » et, ainsi, à proposer une version alternative de cette histoire migratoire.
La visibilisation de ces « invisibles » a aussi eu pour effet de poser les bases d’un débat sur l’identité nationale. Aujourd’hui, nombre de descendants de réfugiés, dans le sillage de leurs parents, revendiquent une appartenance à l’Asie Mineure en se disant eux-mêmes « micrasiates ». Comme l’écrit Anne Couderc (2016), « les noms des rues qui souvent reprennent la toponymie des « patries perdues » caractérisent des espaces symboliques qui ne correspondent pas aux marqueurs de l’identité nationale hellène et recréent partiellement le monde des Rum/Romioi [les « Grecs »] d’Asie Mineure. » Les descendants de réfugiés continuent en effet de cultiver la mémoire des « patries perdues », un fait qui témoigne de la difficile acceptation, plusieurs générations plus tard, du cadre national du pays d’adoption, mais aussi de l’échec du processus d’intégration et d’assimilation. Depuis les années 1990, le développement et la pratique du tourisme des racines par les descendants de réfugiés et d’« échangés » en Turquie et en Grèce témoigne lui aussi de la vivacité de la mémoire, dans le cadre d’une quête identitaire consciente ou inconsciente (Anastassiadou, 2015).
Enfin, la mise en lumière de l’histoire des « invisibles » témoigne de la diversité des populations dites « échangeables », et ce, sur les deux rives de la mer Égée, mais aussi de la diversité des itinéraires historiques qui se tiennent entre 1914 et 1923 et qui s’inscrivent aux antipodes du récit officiel. Je m’appuierai ici sur quelques exemples.
Du côté des populations orthodoxes, les réfugiés de Thrace orientale constituent un bel exemple d’« oubliés de l’histoire ». Si l’évacuation des réfugiés à Izmir en septembre 1922 a profondément marqué la mémoire collective, il n’en est pas de même pour celle des réfugiés de Thrace qui reste méconnue en Grèce. Pourtant, les conséquences humaines des deux événements sont relativement comparables. Alors que près de 200 000 réfugiés sont pris au piège à Izmir, entre 200 000 et 300 000 réfugiés cherchent à rejoindre la Thrace occidentale à pied, en bateau ou en train au mois d’octobre et de novembre 1922, s’inscrivant ainsi dans un autre cadre spatio-temporel. Dimitris Mavridis (2017), un descendant de réfugiés de Thrace qui milite pour la reconnaissance de son histoire familiale, voudrait donc que, si l’on admet qu’il y a une « Catastrophe d’Asie Mineure », on reconnaisse qu’il y a aussi une « Catastrophe de Thrace ».
La communauté orthodoxe d’Istanbul connaît elle aussi une visibilisation récente, notamment après le début des négociations pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne qui se heurtent d’emblée à la « question des minorités » nationales pour des raisons liées aux droits de l’homme (Bozarslan, 2005). Au XXe siècle, ses membres ont été touchés par une série d’événements traumatisants qui a provoqué des vagues de départs, surtout vers la Grèce, et leur diasporisation. Ceux qui font le choix de se maintenir à Istanbul sont sujets à une silenciation et à une invisibilisation consécutive à l’effondrement de leur population, qui passe de 110 000 à 7 900 entre 1927 et 1978, et à l’explosion démographique que connaît la ville dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans le contexte post-échange, les membres de cette communauté ont cherché à s’adapter à leur nouvel environnement de « minoritaires » en développant une identité multiculturelle liée à leur ville natale (Örs, 2018). Si elle s’inscrit comme composante à part entière de l’hellénisme – qui, comme on l’a vu, s’est territorialisé en Grèce après 1923 –, elle conserve pourtant un ancrage à Istanbul. Malgré tout, ses membres sont victimes, en Turquie comme en Grèce, d’une négation de leur altérité culturelle (linguistique et historique) et d’une politique d’assimilation. Aujourd’hui encore, l’altérité de cette communauté peine à être reconnue.
A l’instar de l’historien turc Onur Yıldırım (2006), des auteurs ont également cherché à présenter l’histoire de l’échange de populations depuis le parcours des « échangés » musulmans, ce qui a eu pour effet de décentrer l’histoire grecque jusqu’ici majoritaire. Parmi ces populations diverses (albanophones, slaves, hellénophones, valaques, turcophones, etc.) figurent par exemple les Tourkokrites (Crète), les Turkogianniotes (Épire), les Karatzovalides (Macédoine), les Pomaks, les Roms ou encore les Dönme. Tout comme les populations orthodoxes d’Asie Mineure, ces « oubliés de l’histoire » musulmans furent sommés, au nom du critère national, de quitter la Grèce après des siècles d’enracinement. Le critère religieux a ainsi permis aux États grec et turc de se débarrasser des populations « indésirables » – car non conformes aux définitions du « moule national », la turcité et la grécité – en les inscrivant dans la catégorie « échangeables ».
Les différentes représentations du tournant historique et du passé commun que constitue « 1922 » exercent une influence certaine sur le rapport à l’identité nationale. On perçoit ici les liens que peut entretenir l’écriture de l’histoire avec les représentations de l’altérité. Comme l’écrit Antonis Liakos (2001, p. 24), « les historiens interviennent dans la construction des identités, sans toutefois détenir un quelconque pouvoir sur le cours des choses ou encore prévoir à qui ils serviront et de quelle manière. » Tous ces travaux sur les « oubliés de l’histoire » donne à voir une société grecque plurielle infiniment plus complexe que ne le voudrait la rhétorique nationaliste. Ainsi que le résume Anne Couderc (2016) au sujet des clivages et autres tensions qui tourmentent cette société, « une fois encore, la pleine reconnaissance de l’autre est l’indispensable lien pour assurer la vie commune ». Les célébrations de 2022-2024 accorderont–elles une place à ces « Autres » constitutifs, eux aussi, de la société grecque ? Plus largement, qui aura voix au chapitre ?
Au terme de ce texte et au vu des enjeux auxquels fait face la société grecque, nous pouvons attendre beaucoup du centenaire de 1922. Les questions que celui-ci nous invite à poser relèvent autant du seul contexte grec que d’une réflexion plus large sur l’écriture de l’histoire. Ainsi, 1922 illustre bien l’interaction permanente qui existe entre le présent et le passé. Vivace, la « Catastrophe » affecte profondément encore les différentes strates qui composent la société grecque. À ce titre, son histoire est loin d’être révolue, comme pourrait pourtant le suggérer l’État grec, et des conflits sur les représentations de ce passé demeurent, comme le montre son usage public (Koukoutsaki-Monnier, 2011). Les mots de l’historienne Evangelia Balta (2019, p. 13) au sujet des réminiscences de l’échange de populations prennent ici tout leur sens : « La mémoire n’est pas un enregistrement et un stockage mécaniques du passé dans l’esprit humain, mais une régénération et une reconstruction continuelles sous le poids et l’influence du présent. »
Au travers de cet article, il s’agit en définitive de réaffirmer la fonction sociale de l’histoire et de son écriture. Celle-ci, en reconnaissant la « part d’histoire » des « oubliés », pose les bases d’un débat sur la construction nationale et les représentations de l’altérité, ce à quoi s’ajoute l’expression de mémoires plurielles qui doit permettre une inclusion et, in fine, une réelle intégration. Dans ce long cheminement historiographique et mémoriel, le dépassement de l’hellénocentrisme constitue un défi certain. Car si l’histoire de la Grèce présente la « libération » et l’intégration nationale des uns, elle omet l’expulsion et l’exil des autres. Le décentrement de cette histoire clivante pourrait alors rendre compte des responsabilités partagées dans les conséquences tragiques de cette histoire. En ce sens, Antonis Liakos (2011, p. 17) appelle à « transformer la vengeance de la mémoire en compréhension de la mémoire ». Néanmoins, les tensions actuelles entre la Grèce et la Turquie laissent difficilement présager que chacun des deux États en vienne à reconnaître ses responsabilités. On est donc en droit de se demander si, durant les commémorations, l’histoire aura pour objectif de « servir » ou bien d’« éclairer ». Il pourrait ainsi être judicieux de constituer un observatoire du centenaire comme cela a pu être fait en France à l’occasion de celui de la Grande Guerre.
Bien que ce texte puisse apparaître comme un énième pamphlet contre le roman national, il m’a paru justifié de revenir sur les usages politiques de ce passé à un moment favorable où, la mémoire ayant bien cheminé, le centenaire permet d’aborder de front les questions de société en Grèce. Comme l’écrit Anne Couderc (2016), « l’expression et la mise en commun des expériences traumatiques peuvent sans doute créer les conditions d’un futur et d’un encore hypothétique dépassement des fractures, qu’elle n’avait assurément pas vingt ans plus tôt. » En définitive, l’exemple du centenaire de la « Catastrophe » montre combien l’écriture d’une histoire critique constitue un enjeu sociétal.
Stélios Moraïtis est actuellement doctorant en anthropologie à l’Université Côte d’Azur (depuis 2021) et membre du conseil d’administration de Nantes-histoire (depuis 2018). Il est notamment l’auteur d’un mémoire en histoire des relations internationales intitulé « La France et les réfugiés grecs d’Asie Mineure et de Thrace (septembre 1922 – août 1923) » et dirigé par Stanislas Jeannesson, et co-auteur de la postface « Quelles histoires pour demain ? » (p. 199-207) de l’ouvrage Nantes-histoire. 30 ans d’histoire partagée.
Notes du texte :
(1) « Στον « αέρα » το « mnimi1922.gr » », opsehellas.fr, 9 mai 2021 : http://opsehellas.gr/archives/1565
(2) Voir le recensement effectué par le blog https://2022mikra-asia.blogspot.com/
(3) Mon projet de thèse en anthropologie porte sur la pratique en Turquie d’une musique dite des réfugiés d’Asie Mineure, le rebetiko, qui a été inscrite en 2017 au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme « […] une expression culturelle caractéristique de l’identité de la population grecque ».
Bibliographie :
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Hamit Bozarslan, « Les minorités en Turquie », Pouvoirs, vol. 115, n° 4, 2005, p. 101-112.
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Michel Bruneau, « L’expulsion et la diasporisation des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1914-1923) », Anatoli, n° 3, 2012, p. 57-83.
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