Éditorial pour 2023
26 janvier 2023 | Le président de Nantes-Histoire
 Manifestation à Londres, le 17 juin 1911. Christabel Pankhurst défile à l’avant d’une banderole qui mentionne « 690 emprisonnements pour gagner la liberté des femmes ». FLICKR/LSE LIBRARY/DP
Chaque année au mois de janvier nous nous projetons vers l’avenir, présentant nos vœux à nos proches, nos amis, collègues, membres de nos associations, en envisageant aussi de façon plus large l’avenir de nos pays, de nos continents, de notre planète. Mais si les souhaits ne sont pas difficiles à formuler, bonheur, santé, paix, justice, défense enfin efficace de notre environnement, leur réalisation reste bien problématique. Et bien souvent, au moins pour les « vœux publics », nous gardons en notre for intérieur comme une réserve, un pessimisme latent.
Une vidéo amusante circulant sur les réseaux sociaux montre nos trois derniers présidents dans leur exercice de vœux annuels indiquer que l’année qui venait de s’achever avait été rude, éprouvante, mais que celle qui commençait serait meilleure à n’en pas douter, car on voyait le bout du tunnel. Un discours qui était repris tel quel l’année suivante, quand l’anticipation heureuse s’était changée en réalité plus difficile…
Pourtant, comme le dit un proverbe, « le pire n’est pas toujours sûr ». Mais la vérité c’est que, comme l’écrivait Victor Hugo, « L’avenir n’est à personne ». Qui peut prévoir l’avenir ? A cet égard les historiens ne sont pas plus avancés que les autres, nous qui nous nous efforçons pourtant de pratiquer et de diffuser la « science des hommes dans le temps », selon la belle expression de Marc Bloch. A quoi servons nous alors, que deviennent les « leçons de l’histoire » si elles n’éclairent pas l’avenir ? Elles devraient en tout cas, par une comparaison, où les différences sont aussi importantes que les ressemblances, en prenant en compte la profondeur du temps, en dévoilant les racines de bien de nos difficultés, nous permettre de nous situer dans le présent.
Si nous ne pouvons pas anticiper même sur l’année qui vient, nous pouvons jeter un regard en arrière, regarder (par sécurité ?) dans le rétroviseur. 2023 ne va s’éclairer que progressivement, mais nous pourrions par exemple nous demander où nous en étions il y a un siècle, en 1923 !
Cette année-là , 1923, la France, pourtant victorieuse, reste profondément marquée par les épreuves de la Grande Guerre. Certes, il peut régner dans certaines grandes villes et dans certains milieux l’effervescence un peu factice des « années folles », en même temps qu’une partie de la jeunesse, au temps du surréalisme et de « la garçonne », peut croire au bonheur, à la révolte, à l’émancipation féminine. Mais dans la profondeur du pays, dans nos usines, dans notre monde rural encore majoritaire, bien peu de choses ont changé, sinon un climat assombri. Hommes et femmes ont été frappés, aucun des deux genres n’a été épargné, soldats morts au feu, ou bien revenus mutilés, traumatisés, et « veuves du soldat inconnu », veuves noires ou blanches, souvent écrasées par le malheur et les contraintes domestiques. L’aspiration au « plus jamais ça » sourd du pays.
De manière moins tragique, mais quand même marquante, on notera que l’inflation née de la guerre n’est toujours pas jugulée, et que les économies de nombreux épargnants partent en fumée. Mais cette inflation est bien peu de choses à côté de celle qui se produit de l’autre côté du Rhin. Cette année-là , pour faire payer l’Allemagne, nous occupons la Ruhr, mais le blocage de tous les circuits économiques qui s’ensuit déclenche une panique financière presque sans équivalent dans l’histoire. A l’automne, il faudra plusieurs milliards de marks pour se procurer une miche de pain. Certes, à partir de 1924, une autre politique, une tentative de rapprochement franco-allemand autour de la Société des Nations, va s’instaurer et il faudra ensuite la grande crise de 1929 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir pour que cette espérance, ou cette « grande illusion », soit anéantie. Mais pour les Allemands la grande inflation restera un traumatisme qui, dès 1923, avait engendré une poussée du nationalisme agressif et les premières tentatives hitlériennes.
En attendant, en 1923, l’Europe et le droit international peinent à s’organiser. Les traités d’après-guerre qui créent la SDN ont profondément remanié les frontières en démantelant les Empires allemand, ottoman et surtout austro-hongrois, et en tentant d’instaurer des États nationaux ou à défaut binationaux, tels la Pologne, la Tchécoslovaquie. Mais du coup, avec l’application partielle du principe des nationalités, les problèmes des minorités nationales se font presque plus prégnants. En Europe, la démocratie, les droits des peuples restent bien fragiles.
Et par ailleurs la Russie, qui était au XIXe siècle un grand empire et une grande puissance européenne, est désormais à l’écart, isolée du reste de l’Europe, a-t-on dit, par un « cordon sanitaire ». Là -bas, au sortir d’une terrible guerre civile, l’Union soviétique s’est substituée à l’Empire des tsars, sur des bases sociales opposées, mais sans que l’étendue du territoire ait beaucoup diminué. Ni en Ukraine, ni en Géorgie, où ils étaient les plus marqués, les nationalismes et les forces centrifuges ne l’ont emporté. Mais en 1923 cette Union soviétique, qui sort du chaos et de la famine, pour laquelle elle a quand même sollicité l’aide internationale, constitue un pôle de diffusion mondiale d’une idéologie, de mouvements organisés nouveaux se réclamant du communisme. « Grande lueur à l’Est » pour certains, grande menace au couteau entre les dents pour d’autres, le communisme et son pays, l’URSS, vont polariser de façon durable les passions et la vie politique, en France comme ailleurs. Il a profondément marqué au moins jusqu’en 1989-1991 l’histoire du siècle dernier.
Mais en 1923, même si ce réflexe est moins répandu qu’aujourd’hui, il faut sortir d’Europe pour comprendre le monde.
Des deux géants d’aujourd’hui, l’Amérique est déjà la première puissance économique mondiale et les années 1920 y sont le cadre d’une croissance grisante, mais pas toujours saine. Par ailleurs les États-Unis se sont détournés de l’Europe, en tout cas de ses affaires politiques et militaires, rendant du coup bien fragile la paix qu’ils avaient eux-mêmes contribué à instaurer. Quant à la Chine, où l’Empire millénaire a été en principe relayé par une République, elle se débat dans le chaos des « seigneurs de la guerre », de la misère voire de la famine pour une bonne partie de la population. Peu d’anticipateurs, moins peut-être qu’au XIXe siècle, étaient alors capables de voir en elle la grande puissance du XXIe siècle.
Quant au « reste du monde », il est dominé pour une grande partie par les puissances européennes aux vastes Empires coloniaux. Ni au Royaume-Uni ni en France, les deux plus grandes puissances coloniales, on n’a pas encore pris la mesure des premiers craquements qui minent ces Empires à peine stabilisés dans leur extension maximum. L’appel en 1914-1918 à des soldats, tels les « tirailleurs sénégalais » en France, contribuera, au moins à terme, à l’éveil des nationalismes et à l’ouverture des yeux face aux injustices, aux différentes formes de racisme et d’exploitation auxquelles étaient soumis les colonisés. En attendant, déjà , aux Indes, les campagnes de Gandhi vont commencer à polariser l’attention, pendant qu’au Maroc, la guerre du Rif, où Abd el Krim va proclamer l’indépendance éphémère d’une République, suscite une intervention militaire massive confiée aux chefs les plus prestigieux, Lyautey et bientôt Pétain.
Le monde de 1923 tel que j’ai essayé d’en donner une perspective cavalière est, nul ne le contestera, bien différent du nôtre. Il faudrait aussi faire cette remarque du point de vue de la vie quotidienne, des avancées techniques, des modes de vie et de communication. Qui pouvait prévoir alors le développement de l’informatique, d’internet et de l’intelligence artificielle ? Qui se préoccupait de la sauvegarde de notre planète, de la biodiversité, du réchauffement climatique et même de la pollution ?
Différences frappantes, bien sûr, mais en même temps, on n’a pu manquer d’y retrouver des ressemblances ou en tout cas la présence de questions qui nous agitent toujours aujourd’hui. Tel était le monde de nos grands-parents…
Et en 2123 quel sera le monde de nos arrières petits enfants ou de nos petits-enfants si la vie s’allongeait ? Cette question donne presque le vertige tant la part d’inconnu nous semble forte. Progrès, utopies optimistes sont-ils encore de saison ?
Il nous faut malgré tout utiliser, avec d’autres lanternes, l’éclairage de l’histoire pour nous orienter, et préparer au moins un peu l’avenir, et c’est ce que nous nous essayons de faire ensemble à Nantes-Histoire.
Bonne année 2023 !